Pour un internet malgachophone | Le projet de Sitraka Andrinivo
- Rédaction
- Culture261, Madagascar, Malagasy
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Le mois de juin est classé Mois de la langue malgache. Un mois tout entier pour honorer cette langue vivante qui ne cesse d’évoluer. Mais un mois également pour honorer les initiatives qui se mettent en place pour sa promotion. Un projet en particulier nous attire l’attention depuis quelques mois, voire depuis quelques années ; celui de traduire WordPress en malgache. A la tête de cette initiative se trouve un jeune communicant, un geek et grand amateur d’innovation : Sitraka Andrinivo.
Interview.
Ton constat par rapport à l’usage de la langue malgache par les utilisateurs d’Internet, et vice versa, l’intégration de la langue par les plateformes ?
Notre île est une nation unique dans bien des domaines, y compris sa langue. Nous sommes le seul peuple au monde à parler le malgache ; et malgré quelques variations langagières ici et là, notre peuple partage une seule langue. C’est peut-être l’insularité qui nous fait parfois oublier à quel point nous en sommes riches et gâtées.
Finalement, c’est aussi notre plus grand handicap car, d’une part, à cause de cela, sortir notre nez du pays est devenu un luxe : en termes d’argent car il faut forcément prendre l’avion pour s’évader physiquement, ou en termes de culture car finalement, on a bien assimilé (en mal) la frontière érigée par Andrianampoinimerina en disant “Ny ranomasina no valam-parihiko”. Résultat, près de 83,61 % de notre population ne savent parler que le malgache.
Et d’autre part, nous sommes le seul peuple à parler notre langue. Résultat, le malgache ne fait pas le poids pour plaider à être inclus dans les efforts de traduction par les plateformes et l’espace numérique. Pour les quelques plateformes qui ont les moyens de faire le pas (merci les géants du GAFAM), la qualité et l’exactitude n’est pas encore au rendez-vous car de toute façon, malgré l’effort, c’est le corpus même qui est insuffisant.
On reproche souvent à internet de tuer les langues minoritaires, est-ce une réalité?
On reproche beaucoup de choses à internet. Effectivement, c’est un parfait bouc émissaire mais honnêtement, je ne sais pas. Je ne suis pas linguiste, et je pense que la question implique d’innombrables facteurs qui vont bien au-delà d’internet comme l’histoire. Par exemple, nous avons connu la tentative de malgachisation, et où en sommes-nous aujourd’hui ? Aussi bien pour les contextes humains : que représente la langue malgache dans les usages, ou bien même géopolitique quand on voit la facilité avec laquelle la génération BTS s’est appropriée le coréen, tout comme la génération Naruto avant elle a appris le japonais, …
Parle-nous ainsi de ton projet et comment est née cette idée?
J’ai longtemps été réticent à investir des efforts dans des plateformes numériques en malgache, je me disais, à tort, qu’une personne qui a réussi à passer les épreuves du démarrage d’ordinateur, du navigateur internet, du moteur de recherche … tous en français et en anglais … est suffisamment capable de se débrouiller pour utiliser une plateforme numérique en français, qui est entre parenthèse pratiqué uniquement par 26% de la population, ou en anglais qui est quant à lui pratiqué uniquement par près de 5.000 personnes.
C’est une simple question au cours d’une discussion avec un ancien collègue expatrié qui a provoqué le déclic : “Vous, malgaches, êtes les seuls à parler votre langue, pourtant vous continuez à partager vos connaissances en excluant les compatriotes qui ne parlent pas d’autres langues. Si vous-mêmes, vous ne changez pas la situation, qui le fera ?”
Nous avons le pouvoir de changer les choses. Et personne d’autre ne le fera car nous sommes les seuls à parler cette langue.
Alors par où commencer pour le faire intelligemment et avoir plus d’impact ? La plateforme WordPress fait tourner plus de 35% du web, et domine presque le marché des plateformes de blogging. Une recherche rapide permet de constater que la plupart de nos institutions gouvernementales utilisent WordPress mais en français et/ou en English. En la rendant plus accessible dans la langue la plus familière aux quelques 2 millions d’internautes malgaches, cela pourrait contribuer à augmenter la production des connaissances accessible au plus grand nombre, notamment de la part des sources d’informations essentielles comme les organismes gouvernementaux, les principales sources de connaissance dans le domaine de la santé, de l’éducation, …
Le défi, c’est alors de faire en sorte qu’à terme, plus d’internautes malgaches puissent plus facilement participer aux échanges de connaissances et à la production de contenus locaux. Plus il y aura de contenus accessibles, plus il y aura d’internautes. Cela devrait contribuer à générer l’intérêt d’investir plus dans le secteur. Améliorer les infrastructures, baisser les coûts par exemple, et créer un espace numérique malgachophone plus sain que les vindictes verbales cloisonnées sur facebook.
Pour aller plus loin : A quoi bon promouvoir un internet malgachophone ? – @andrinivo
Comment ce projet a été accueillie auprès des linguistes et les internautes ?
C’est avant tout un travail de coulisse car le travail consiste essentiellement à traduire les entrailles d’une plateforme d’initiées. De ce fait, il n ‘y a pas beaucoup de visibilité à espérer tant que le produit n’est pas terminé. C’est un travail de fourmi, sans coût et peu chronophage. Cela nécessite à peine 5 minutes de temps en temps.
Le défi est surtout de recruter les contributeurs car le projet est victime d’un double stéréotype : d’une part, il y a une première audience qui connaît bien WordPress, il s’agit principalement de profils IT, développeurs, ou geek passionnés. Il y a eu beaucoup d’ardeurs qui se sont refroidies en voyant que le travail n’impliquait pas de code informatique. De l’autre, il y a les linguistes et passionnés de langues malgache, très à l’aise avec l’orthographe et la rédaction jusqu’à ce que la fierté nationaliste et académique l’emporte sur les vocabulaires compréhensibles. Au final, l’utilisateur habitué des interfaces numériques comprendrait plus facilement les interfaces en anglais que dans un malgache que les académiciens eux-mêmes ne décodent pas unanimement entre eux.
Le défi est donc de trouver le juste milieu, et les personnes prêtes à jouer le jeu. Heureusement, une fois que le but sera atteint, l’impact sera énorme et devrait toucher durablement tout l’écosystème numérique à Madagascar.
Face à l’arrivée des nouvelles générations d’internet , les IA surtout, comment tu trouves l’avenir de la langue malgache dans ce vaste monde de l’internet?
C’est une occasion à saisir. Je sais que nous avons des talents qui excellent déjà dans le secteur, et le numérique en général. Nous avons maintenant notre chance de rattraper notre retard, mais cela passera avant tout par la constitution d’un corpus suffisamment robuste pour rivaliser avec les gigantesques banques de données en français et en anglais. Du point de vue technique, je suis tout à fait confiant que nous avons notre carte à jouer.
A côté, le débat concernant internet est souvent centré sur la technologie. Pourtant, aux bouts des écrans, ce sont des humains qui interagissent. Nous devons faire en sorte que les innovations ne portent pas préjudice à des populations déjà vulnérables : les enfants, la population non-instruite, ou créent de nouvelles inégalités. Nous avons vu comment l’appropriation sauvage de facebook a transformé notre société, nous commençons à voir ce qui se passe quand nous démocratisons aux médias sociaux sans accompagner l’éducation à l’esprit critique. Nous devrions tirer ces leçons du passé avant la déferlante qui viendra avec l’IA.